Article initialement écrit en arabe pour la Legal Agenda.

Dans la première partie de cet article, nous avons démontré comment le cadre règlementaire actuel menace le patrimoine architectural à Beyrouth, et comment l’application des lois de l’urbanisme et de la construction a défiguré le tissu urbain de la capitale, changé le caractère des anciens quartiers et accéléré leur gentrification. Nous avons également expliqué les lacunes présentes dans la loi des Antiquités qui ne suffit pas pour protéger le patrimoine bâti du fait qu’elle protège des monuments historiques, c.-à-d. des parcelles et des bâtiments individuels ou isolés, sans présenter la possibilité de protéger des ensembles architecturaux traditionnels qui constituent le tissu des quartiers, un principe de base de tout projet de conservation du patrimoine.

Par conséquent, un projet de loi est en préparation depuis les années 1990. En parallèle, en attendant sa promulgation, le conseil des ministres a édicté, en 2010, un arrêté[1] qui gèle la démolition de certaines bâtisses patrimoniales à Beyrouth ; le ministre de la Culture a demandé également que tout projet de démolition présenté par un propriétaire sur le territoire de la municipalité de Beyrouth, obtienne l’approbation préalable de la Direction générale des Antiquités[2].

Pour ces raisons, l’adoption d’un projet de loi sur la protection du patrimoine reste la meilleure solution pour préserver les ensembles architecturaux et le tissu urbain des quartiers traditionnels.

Le projet de loi est le fruit d’un long processus initié en 1996, sur la base de l’inventaire réalisé par l’APSAD[3] qui recense les bâtiments construits avant 1945 dans les quartiers péricentraux de Beyrouth. Les propositions émises font polémique en raison de leur impact économique notamment en ce qui concerne le transfert des coefficients de construction, les exonérations fiscales, la création d’un fonds participatif et la libération des anciens loyers. Le travail des commissions chargées de débattre le projet de loi fut alors rapidement suspendu maintes fois, et le texte remanié à maintes reprises par les ministres de la culture successifs, notamment entre les années 2008 et 2010. La dernière version du projet de loi sur la protection du patrimoine, présentée au conseil des ministres en 2016, fut enfin approuvée par le décret No. 1936 du 29 Novembre 2017 et transmise au parlement pour être approuvée. La commission parlementaire chargée d’étudier et de débattre le projet de loi sur la protection du patrimoine, présidée par le député Yassine Jaber, commença ses travaux le 28 février 2018.

MESURES POUR LA PROTECTION DES PARCELLES ET DES SECTEURS

Le projet de loi vise à « protéger et mettre en valeur les bâtiments et sites archéologiques ou historiques, ainsi que les installations, les monuments, les bâtiments ou les parties de bâtiments à valeur patrimoniale ou historique, et les parcelles bâties et non bâties qui constituent, à elles-seules ou ensemble, un tissu architectural ou patrimonial dans les villes et villages et qui, en raison de leur caractère architectural ou de leur cohérence ou de leur intégration dans leur environnement naturel ou urbain, ont une valeur historique ou artistique ou architecturale ou scientifique ou patrimoniale ou naturelle ou environnementale ou culturelle » (article 1)[4]. Ce principe important fait défaut dans la loi de Antiquités.

Pour cela, le projet de loi énonce deux régimes de protection sur la base d’arrêtés édictés par le ministre de la Culture : l’arrêté de « mesure de protection d’un bien-fonds » qui concerne, comme son nom l’indique, la protection d’un site ou d’un ensemble de parcelles isolées, et l’arrêté de « mesure de protection d’un secteur » qui concerne la protection de sites ou d’ensembles de parcelles qui constituent ensemble un secteur ou une zone cadastrale. De plus, le projet de loi élargit la notion d’instances compétentes responsables de la protection du patrimoine : alors que la loi des antiquités prévoit l’inscription des bâtiments sur l’Inventaire général des monuments historiques aux termes d’arrêtés du ministre de la Culture sur proposition du directeur général des antiquités, le projet de loi autorise au ministre de prendre les dispositions nécessaires à la protection du patrimoine à la demande des municipalités concernées, ou de l’ordre des ingénieurs et des architectes, ou d’une institution publique, ou des propriétaires de la parcelle, ou d’une association qui s’occupe du patrimoine.

Illustration: © Cynthia Bou Aoun

– Protection du secteur et « Projet d’aménagement final ».

La « mesure de protection d’un secteur » est prise par un arrêté du ministre de la culture pour « geler » le secteur qu’il transmet au Conseil supérieur de l’urbanisme et dont les effets sont valables pour une année, renouvelable une seule fois. Cette mesure fait suite à un rapport établi par la Commission technique consultative (créée par ce projet de loi) qui délimite le périmètre à protéger et les mesures à prendre. Durant la période de « gel du secteur », toute sorte de travaux contraires au cadre de la protection mentionnée dans le rapport sont interdites dans les parcelles sujettes à la protection. En parallèle, en application à l’arrêté du ministre de la culture sur le gel du secteur, la Direction générale de l’urbanisme devra proposer un projet d’aménagement final des parcelles à protéger et le règlement qui lui est spécifique, qui doivent être institués par un décret pris en Conseil des ministres sur proposition du ministre des travaux publics et du transport et du ministre de la culture, après l’approbation du Conseil supérieur de l’urbanisme. Le décret d’aménagement devra inclure un plan détaillé faisant figurer les parcelles protégées et le périmètre de protection, les conditions particulières applicables à chaque parcelle, les servitudes et prescriptions architecturales auxquelles elle est soumise, ainsi que les conditions de restauration, de démolition, de modifications, de construction ou de reconstruction, d’utilisation en précisant les matériaux à utiliser dans cette optique. Le projet de loi prévoit qu’aucune indemnisation ne compensera les servitudes et dispositions architecturales imposées à l’exception des cas de démolition prévue par le décret d’aménagement final des biens-fonds, de l’interdiction totale de construire sur une parcelle non bâtie et des autres cas mentionnés dans la loi de l’urbanisme.

Il est important de préciser que ce projet d’aménagement final prévu par le projet de loi n’est ni un schéma directeur ni un plan détaillé au sens de la loi de l’urbanisme qui prévoit pourtant de geler un secteur en le mettant sous étude afin de protéger des quartiers patrimoniaux (articles 8 et 9) ; il s’agit d’un document d’urbanisme créé spécialement par ce projet de loi pour protéger le patrimoine par secteurs (LAMY, BOU AOUN, 2018). Cependant, le projet de loi ne précise pas si le décret d’aménagement final s’additionnera au plan d’urbanisme ordinaire ou s’il s’y substituera, cette dernière solution étant plus judicieuse du fait qu’une superposition de plans pourrait aboutir à des situations d’insécurité juridique.

– Protection d’une parcelle ou d’un bâtiment patrimonial et mesure de transfert du coefficient d’exploitation.

Afin de protéger une parcelle ou un bâtiment, le ministre de la culture devra édicter un arrêté de « mesure de protection d’un bien-fonds ». Une Commission de calcul devra être alors instituée dans chaque Mouhafazat, présidée par un architecte et composée également d’un topographe assermenté et d’un ingénieur spécialiste du patrimoine. Cette commission devra calculer la différence entre la surface déjà bâtie sur le bien-fonds et comptabilisée dans le coefficient d’exploitation totale (CET) et celle pouvant être encore bâtie en adoptant le CET relatif à la zone dans laquelle se trouve la parcelle à la date de publication de l’arrêté. Une différence positive correspond à la « surface d’exploitation non encore épuisée » dans la parcelle concernée. Ces mètres carrés fictifs seront inscrits sur des certificats nominatifs de titre de propriété qui seront délivrés au(x) propriétaire(s) et inscrits sur le feuillet réel. La parcelle fictive correspondant à ces certificats peut être utilisée pour effectuer un transfert de coefficient d’exploitation totale de la parcelle dans une même circonscription municipale ou une même zone de servitude. Un propriétaire est autorisé à utiliser ces certificats pour augmenter la surface de construction à condition de se conformer aux autres conditions du permis de construire, ou pour régulariser une infraction à la loi de la construction dans le cas où le bâtiment a rempli l’exploitation totale permise à condition que ladite infraction soit régularisable.

Les secteurs où pourront avoir lieu le transfert de surface des parcelles fictives seront désignés par décret pris en conseil des ministres après l’approbation du Conseil municipal et du Conseil supérieur de l’urbanisme. Le projet de loi autorise également le transfert dans certains cas vers une circonscription municipale contiguë ou une zone de servitude différente après l’approbation de ces deux conseils, mais elle doit être justifiée par des nécessités comme par exemple lorsque les surfaces possibles à exploiter au titre des certificats nominatifs sont épuisées dans une même circonscription municipale.

Pratiquement, « le mécanisme de transfert des coefficients revient à mettre le coût de l’indemnisation des propriétaires de terrains grevés de servitudes de protection à la charge de promoteurs immobiliers désireux d’acquérir des droits à bâtir supplémentaires et non de l’Etat » alors que la Loi des Antiquités actuellement en vigueur prévoit l’indemnisation des propriétaires en numéraire, de la part de l’Etat, uniquement lorsqu’il s’agit d’un classement d’un monument historique par décret. Pourtant la majorité du patrimoine protégé aujourd’hui au titre de la loi des antiquités fait l’objet d’une inscription sur l’Inventaire général par un arrêté du ministre de la culture et leurs propriétaires ne sont donc pas indemnisés[5]. Il en résulte que l’inscription d’un bâtiment patrimonial sur l’Inventaire général des monuments historiques constitue aujourd’hui un lourd fardeau pour les petits propriétaires à qui revient la responsabilité de maintenance et de restauration sans moyens financiers nécessaires pour le faire. « Dans les faits, ce mécanisme est essentiellement destiné à protéger les quelques dizaines de demeures anciennes situées dans les quartiers péricentraux de Beyrouth là où les coefficients d’exploitation et donc le coût de l’indemnisation sont les plus élevés » pouvant atteindre des millions de dollars. « Un système excessivement complexe [le transfert de coefficients] est alors envisagé pour corriger une erreur originelle commise en 1954, lorsque le zoning de Beyrouth a été institué » (LAMY, BOU AOUN, 2018). En effet, le schéma directeur de Beyrouth attribue les coefficients d’exploitations les plus élevés (4 et 5 fois la taille de la parcelle) aux quartiers les plus anciens de la capitale, défigurant le tissu patrimonial comme nous l’avons longuement expliqué dans la première partie de cet article. Dans les années qui suivirent l’établissement du zoning, il aurait été encore possible de protéger les demeures patrimoniales de Beyrouth par une procédure de classement conformément à la loi des antiquités, lorsque le coût de l’indemnisation était encore raisonnable. Le zoning de Beyrouth aurait pu être également révisé pour réduire les coefficients d’exploitation dans les secteurs comportant un tissu patrimonial à protéger. Mais force est de constater que toutes ces mesures n’ont pas eu lieu. Au contraire, l’amendement des législations s’est toujours fait pour favoriser la spéculation foncière au détriment de la protection du patrimoine : ainsi la hauteur maximale de bâtiment fixée à 26m par la loi de la construction fut annulée en 1971 autorisant ainsi la construction de tours, et l’amendement de la loi de la construction en 2004 permettant de déduire un certain nombre de surfaces de construction de l’exploitation a abouti davantage à l’augmentation des volumes bâtis et à la densification des quartiers.

« Cette loi vise donc à réguler, selon la formule du gagnant-gagnant, ce phénomène de spéculation qui n’est pas accidentel mais qui a été voulu et organisé depuis cinquante ans. Cette loi entérine également l’idée que le coefficient d’exploitation est attaché à perpétuité aux propriétés foncières. Or cette idée est juridiquement fausse. Le coefficient d’exploitation est attribué à une propriété à un moment précis pour répondre à une nécessité déterminée. Et il peut tout aussi bien être réduit, sans avoir à verser une quelconque indemnisation, lorsque les enjeux de la planification urbaine évoluent » (LAMY, BOU AOUN, 2018).  Cependant, en l’absence d’une volonté politique de réduire les coefficients d’exploitation dans certains quartiers de Beyrouth, le transfert de coefficients reste une solution pour protéger le patrimoine, mais qui est loin d’être idéale. Ce mécanisme était en effet très courant en Europe et en Amérique dans les années 1970 et 1980, avant d’être progressivement délaissé « en particulier dans les pays de tradition juridique civiliste, où le droit de propriété est érigé au rang de droit fondamental » (Ibid.).

Illustration: © Cynthia Bou Aoun

INCITATIONS ECONOMIQUES AUX PROPRIETAIRES DE BATIMENTS PATRIMONIAUX.

Les parcelles sujettes à une « mesure de protection d’un bien-fonds » bénéficient de certaines incitations économiques telles les exemptions fiscales : exemption de la taxe foncière sur les propriétés bâties et de la taxe municipale sur la valeur locative, toutes les taxes relatives au permis de modification, de restauration ou de démolition partielle d’un bâtiment. Les héritiers d’une parcelle protégée bénéficient aussi d’une réduction de 50% des frais de succession, et en cas de vente, l’acquéreur d’une parcelle protégée bénéficie d’une réduction de 50% des frais d’enregistrement. Le projet de loi encourage aussi les propriétaires à restaurer leurs demeures patrimoniales notamment ceux qui sont engagés par des contrats d’anciens loyers puisqu’il autorise au propriétaire d’interrompre une location en vue d’une restauration (selon des conditions particulières). Le propriétaire d’une parcelle protégée qui restaure son bâtiment peut également augmenter les frais de location annuels en cours pour chaque locataire de son bâtiment d’un montant égal à 20% de la valeur des frais qu’il a payé pour la restauration. Et, en cas de refus de la part d’un locataire, le propriétaire a le droit de se référer au tribunal compétent pour évacuer la location en contrepartie d’une juste indemnité. Le projet de loi prévoit également des sanctions dissuasives telles que des peines de prison allant jusqu’à une année alors que la loi des antiquités ne prévoit que des amendes.

Toutefois, bien que le projet de loi propose des dispositions intéressantes telles les exemptions fiscales, il n’oblige pas les propriétaires à entreprendre des travaux d’entretien ou de restauration. Il serait plus intéressant que des exemptions soient accordées lorsque le propriétaire procède à de tels travaux. Cette disposition serait plus efficace pour la mise en valeur du patrimoine et sa préservation.

Par contre, si un propriétaire n’est pas en mesure de payer les frais des travaux de restauration et de consolidation, notamment dans le cas des bâtiments traditionnels menacés d’effondrement, c’est la loi des antiquités qui prévoit la solution : Elle autorise la Direction générale des antiquités d’effectuer les travaux d’entretien ou de réparation qui sont jugés indispensables à la conservation des monuments classés ou inscrits n’appartenant pas à l’Etat à travers les municipalités (article 32). De même, l’article 18 de la loi de la construction permet aux municipalités d’effectuer sans délai des travaux de consolidation et de construction afin de préserver la sécurité publique.

Pour conclure, le projet de loi traduit une volonté louable d’agir pour la protection du patrimoine, malgré les quelques critiques que nous avons formulé dans cet article notamment en ce qui concerne le mécanisme de transfert des coefficients d’exploitation. Il avance des solutions d’ordre économique intéressantes qui pourraient contribuer à assurer les fonds nécessaires aux travaux de restauration du patrimoine. En effet, en plus des exemptions fiscales, l’article 14 du projet de loi prévoit le financement de la « Caisse des antiquités, des sites patrimoniaux et historiques »[6] à travers la procédure de cession des certificats nominatifs des titres de propriété. Ainsi avant la cession, des frais équivalents à 5% de la valeur des certificats nominatifs sont déduits au profit de cette caisse et les sommes déposées sur un compte spécial seront affectées exclusivement à la restauration des bâtiments publics et privés relevant des dispositions de cette loi.

Nous ajoutons qu’une solution pour préserver le patrimoine architectural aurait pu être d’ordre fiscal en imposant de nouvelles taxes au lieu de nouvelles exemptions. Par exemple, il aurait été judicieux de prélever une taxe sur les permis de construire dont les recettes seraient affectées à la protection du patrimoine. Si une telle taxe avait été imposée depuis la fin des années 1990 lorsque le boom immobilier était à son apogée, fût-elle minime, l’Etat aurait été en mesure d’indemniser tous les propriétaires des bâtiments répertoriés dans les inventaires réalisés à Beyrouth entre 1996 et 1998 – qui s’élevaient à 1016 bâtiments à l’époque – ainsi que de financer des programmes de restauration et de mise en valeur.


[1] L’arrêté No. 57 du 10 mars 2010.

[2] Courrier au ministre de l’Intérieur daté du 27 mai 2010 (Réf. DGA  No. 2379 du 27 mai 2010, Min. Intérieur No. 9210 du 5 juin 2010).

[3] Association pour la protection des sites et anciennes demeures.

[4] LAMY, BOU AOUN (2018).

[5] Uniquement 35 bâtiments sont classés par décret au titre de la loi des antiquités : il s’agit des monuments historiques tel le site de Baalbeck, le palais de Beiteddine, etc. tandis que tout le patrimoine architectural est uniquement inscrit sur l’Inventaire général des monuments historiques à travers des arrêtés pris par les ministres de la culture successifs. L’inscription est une mesure moins stricte que le classement du fait qu’elle n’interdit pas catégoriquement la démolition ou les travaux qui défigureraient le caractère patrimonial d’un bâtiment, mais qu’elle soumet simplement ces travaux – y compris la démolition – à l’approbation préalable de la Direction générale des antiquités.

[6] Prévue par la loi No.35 du 16 Octobre 2008 sur les biens culturels.


Bibliographie:

LAMY, Sébastien ; BOU AOUN, Cynthia. Le Patrimoine, MAJAL, ALBA, Publication de l’Université de Balamand, 2018.